Ce matin du 16 août 2017, fera à tout jamais date dans l’histoire du musée d’Arts Naïfs et d’Arts Singuliers de Laval.
Depuis 1967, cet établissement, situé dans le Vieux Château, est un lieu unique d’exposition consacré à l’Art Naïf. La ville s’enorgueillit d’avoir vu naître dans ses murs un des artistes les plus connus en la matière : Henri Rousseau dit le Douanier Rousseau. Malheureusement, le cordonnier n’étant pas toujours le mieux chaussé, le musée ne dispose que de très peu de toiles du peintre local.
Mais ne nous égarons pas, revenons à notre matinée du 16 août 2017. Donc, ce matin là, un homme, voûté mais marchant hardiment, avancé dans l’âge, portant fièrement de belles bacchantes, arborant un front dégagé et des cheveux hirsutes grisonnants, se présenta à l’accueil dudit musée. Il confia au préposé un colis soigneusement emballé, disant faire un don à la ville d’une œuvre qui, selon lui, «serait mieux en ces lieux, écrin de collections d’exceptions». C’est ce qui figure au procès verbal qui sera établi plus tard reprenant les dires du gardien qui déclara se souvenir parfaitement des termes du donateur. Voilà un professionnalisme qui mérite d’être loué à sa juste valeur.
Ce fut un choc indescriptible pour Antoinette Le Falher, directrice du musée, qui, mise en possession du paquet par le gardien précité, libéra le présent de son emballage.
Le tableau, puisque c’est de cela qu’il s’agissait, représentait dans le plus pure style naïf, un paysage avec un pêcheur sur le bord d’une rivière. Au surplus, l’œuvre arborait fièrement à sa base droite une signature indiquant «Henri Rousseau».
Entre jubilation et surprise, la professionnelle de l’art repris rapidement ses esprits et demanda au préposé plus de détails sur le dépositaire du paquet. Malheureusement, il n’avait laissé aucun autre indice que ce paysage peint et «une odeur bizarre de renfermé» avait tenue à ajouter la femme de ménage qui l’avait croisée à l’entrée.
Bref, les indices étaient ténus. L’affaire ne se présentait pas sous les meilleurs auspices.
Seule face à cette croûte inattendue, le stress monta chez Antoinette. Rapidement, nombre de questions se bousculèrent dans sa tête :
Qui était cet homme ? Pourquoi ce don ? Comment ce tableau avait-il atterri chez lui ?
La paternité de cette peinture était-elle réelle ? Avait-on eu des traces de cette réalisation du Douanier Rousseau ? Était-ce une plaisanterie, malgré le certificat d’authenticité joint au tableau émanant d’une éminente spécialiste dudit peintre ?
Subjuguée par tous ces doutes et questionnements notre conservatrice en avait oublié la première chose qu’elle aurait du faire : Prévenir la Direction des Affaires Culturelles de la ville.
Sortie de sa torpeur, l’appel téléphonique fut immédiatement fait. Branle bas de combat dans les bureaux. La nouvelle passe de services en sous services, la pose café est immédiatement interrompue. Une alerte incendie n’aurait pas fait plus réagir. Aussitôt tout le monde veut voir la merveille. L’adjoint à la culture, prévenu on ne sait comment, se précipite au musée bientôt suivi de l’adjoint aux finances. «Pour une fois que l’on peut avoir quelque chose de gratuit, c’est plutôt remarquable.» Se sent-il obligé de préciser, comme voulant justifier de sa présence.
Les faits sont aussitôt exposés aux personnes présentes. Avant d’envisager quoi que ce soit, il est demandé à tous de garder le secret tant que l’on a pas plus de détails et de certitudes.
L’objet est scruté, mesuré, ausculté, humé, photographié. C’est la star de la journée. La venue d’Elisabeth II au musée n’aurait pas fait mieux.
Les questions et les doutes fusent dans l’assemblée : C’est peut-être un tableau volé ou à l’origine douteuse. La signature est-elle la même sur les tableaux en notre possession ? Il faut peut-être prévenir la police qui dispose d’un fichier des œuvres volées. Henri Rousseau, c’est un nom commun, y avait-un autre peintre du même nom ? Je connais bien un Rousseau, se crois malin de dire l’un d’eux, mais il était écrivain et je ne me souviens pas de son prénom mais je ne pense pas que c’était Henri. Le paysage, il est de Laval ?
Chacun veut faire preuve de référence artistique, certains veulent briller après avoir pris discrètement quelques références rapides sur Google, d’autres se risquent à avancer un avis sur la qualité graphique de la toile. Bref, même si c’est le tableau le centre d’intérêt il faut marquer sa présence, fiers par avance, en s’imaginant, lors d’un dîner, lancer à la cantonade : «J’y étais !». Chacun se considère comme spécialiste !
Après moult avis et tergiversations, avisées ou non, Antoinette Le Falher est chargée par ses supérieurs de faire toute la lumière sur l’origine et l’authenticité de la peinture. Décision facile prendre... Quant à la tache, plus difficile à mener à bien.
Un travail de détective commence pour elle.
Recherche dans les archives à sa disposition, déplacements sur Paris pour consulter divers musées : L’Orangerie, Orsay, bibliothèque Kadinsky. Malgré son implication sans faille, rien n’y fait. Pas de certitude, pas de trace de ce tableau qui refuse de parler. Le temps passe, le doute s’installe, la peur d’échouer se fait jour.
En désespoir de cause, et devant cette impasse, dans un dernier sursaut, un dossier de présentation de l’œuvre est déposé au Centre de recherche et de Restauration des Musées de France.
Ce sera long, mais c’est décidé, on ne cédera pas, on veut savoir à Laval.
Cela fait plusieurs mois qu’Antoinette Le Falher a déposé son dossier de demande d’analyses techniques et scientifiques auprès du Centre de Recherches Parisien. Pas de réponse. Le tableau reste une énigme. Dans l’attente d’éventuels résultats, il est accroché dans le bureau de la directrice des musées de Laval. Tous les jours, Antoinette se fige devant l’œuvre qui ne veut toujours pas révéler ses secrets.
Ce matin du 21 mai 2018, le soleil a décidé d’honorer de sa présence, la ville de Laval. En allant à son bureau, la conservatrice, le cœur enjoué par cette belle lumière matinale, a décidé de prolonger son trajet en passant par le vieux Laval.
Sur son parcours, elle imagine la vie des habitants deux siècles auparavant, avec ses commerçants ouvrant leurs étals, les livreurs alimentant les commerces et les travailleurs partant vers leur labeur. Ne sachant pas pourquoi, elle se prend à rêver qu’elle rencontre le Douanier Rousseau installant son chevalet afin de figer sur une toile ce moment de vie lavalloise. Elle sort de sa rêverie quand elle est interpellée par Didier Pillon, adjoint à la culture. A-t-elle des nouvelles des scientifiques de Paris ? Au courrier peut-être ce matin, espère-t-elle. L’impatience gagne tout le monde. C’est vrai que cela fait de nombreux mois que tous attendent une réponse. A l’impatience j’ajoute l’inquiétude. Et si c’était un canular !
Un nouveau tableau du Douanier Rousseau dans le musée, et gratuit en plus, ce serait Noël sans attendre le 25 décembre. C’est quand même étrange, ce vieux monsieur qui veut rester anonyme et qui ne donne aucun signe de vie malgré les appels lancés dans la presse.
Que se cache-t-il derrière ce mystère ?
Quand elle entra dans son bureau, elle ressenti aussitôt un sentiment étrange, inexplicable.
Quelque chose était différent. Était-ce une impression, une réalité, était-ce dû à cette balade qui l’avait rendue plus légère ?
Elle procéda immédiatement au tri de son courrier empilé sur son bureau, dans l’espoir de trouver une lettre de Paris, apportant une réponse qu’elle souhaitait positive quant à la paternité du fameux tableau. Rien encore aujourd’hui !
Déçue, elle jeta machinalement un œil à la fameuse peinture signée Henri Rousseau.
Ce fut pour elle immédiatement un choc terrible dont elle se souviendra toute sa vie.
Ses yeux lui jouaient-ils des tours ? Ce soleil matinal lui avait-il tourné la tête ?
Elle se leva tel un bouchon sautant d’une bouteille sous pression et se posta devant le paysage encadré. Puis elle alla chercher les photos du tableau afin de comparer la vue d’origine et celle
se trouvant devant elle. Il n’y avait aucun doute possible. Elle avait bien vu. Maintenant le pêcheur avait attrapé un poisson et s’apprêtait à le décrocher de l’hameçon.
Comment cela pouvait-il être possible ?
A force de se concentrer sur cette énigme avait-elle perdu la raison ?
Livide, tremblotante, elle appela immédiatement les agents d’accueil du musée qui lui confirmèrent bien voir un poisson prêt à être saisi par le pêcheur.
Elle décrocha son téléphone pour appeler l’élu rencontré quelque minutes auparavant, et le mettre dans la confidence.
Plus tard, Didier Pilon dira qu’il ne se souvient pas comment il a pu arriver si rapidement dans le bureau de la responsable du musée.
On appela le maire, le chef du patrimoine, divers responsables de services rejoignirent le bureau qui fut rapidement trop petit. Une substitution du tableau fut rapidement exclue. Les marques particulières figurant au verso étaient bien les mêmes. Aucun doute à ce niveau.
Que c’était-il passé ?
Il fallut se rendre à l’évidence. La scène peinte, peut-être par Henri Rousseau, avait évolué !!
On n’osa pas en référer à Paris.
Ils vont se moquer de nous ! Pour qui allons-nous passer ?
Ce fait extraordinaire, bien que tenu secret, s’ébruita malgré tout et vînt aux oreilles d’un médium qui proposa ses services. Au point où ils en étaient, un conseil municipal restreint autorisa l’extralucide à étudier le tableau.
Après deux nuits passées à scruter le phénomène grâce à son pendule et divers accessoires du même acabit, il donna devant un comité trié sur le volet, son explication :
Le 21 mai étant la date de naissance du Douanier Rousseau, ce dernier aurait profité de ce jour pour intervenir sur le tableau. «Mon pendule est formel. C’est Henri Rousseau lui-même qui a modifié le tableau. Il vous a envoyé un signe. Je l’ai bien ressenti !» Disait-il. «C’était très fort comme sensation. Le doute n’est plus permis» Insistait-il…
De là, à penser que c’est le Douanier Rousseau qui, sous les traits de ce vieillard, a lui-même apporté ce tableau au musée de Laval, il n’y a qu’un pas que certains ont allègrement franchis.
Peut-être qu’Henri Rousseau se considérait-il comme insuffisamment exposé dans sa ville natale.
Quant aux autres...
Pour eux le mystère resta entier.
Quant au lecteur…
Il s’en fera son propre avis, selon sa préférence ou son imagination.
Peut-être passera-t-il au musée pour se forger une idée.
Et qui sait, le pêcheur aura-t-il, peut-être, remis son fil à l’eau en quête d’un second poisson ?
L’Art est là pour nous faire rêver. Chacun y trouve un ressenti personnel.
Pourquoi toujours vouloir tout expliquer et tout ramener à des certitudes.
Faut-il être célèbre pour être génial ?
L’Art n’est-il pas là pour nous transporter dans un autre monde ?
Préservons cette part d’évasion que seul l’Art peut nous apporter.
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