Comme en amour, on ne choisit pas ses amis au hasard, mais en fonction de critères qui échappent en grande partie à notre conscience.
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Qu'est-ce que l'amitié ? Question moins anodine qu'il y paraît au premier abord. L'amitié, pense-t-on spontanément, c'est une relation privilégiée fondée sur des affinités et une sympathie mutuelle, une forme d'attachement librement choisie qui ne doit rien aux liens familiaux. Mais que l'on songe à son faux frère, l'amour, et tout se complique. Fluctuante et perméable, la frontière entre ces deux sentiments universels ne se laisse pas définir si aisément. Dans les deux cas, il s'agit bien d'aimer. Et il s'agit bien d'une passion, au sens du terme latin passio (souffrance) : selon le Robert, le "fait de subir, de souffrir et d'éprouver" .
Bien sûr, l'amitié n'est pas que souffrance, tant s'en faut. Pour la plupart d'entre nous, elle évoque au contraire des sentiments joyeux et conviviaux. Avoir des amis, c'est ne pas être seul, c'est avoir des échanges complices, partager souvenirs et projets, compter les uns sur les autres toutes choses qui aident à traverser les difficultés de la vie plutôt que les alourdir. Mais l'amitié, la vraie, ne peut se réduire à cette entente bienveillante, qui caractérise également et peut-être mieux la camaraderie. Si la majorité d'entre nous, selon les enquêtes psycho-sociologiques, dit avoir "entre trois et quatre amis intimes" , c'est que l'amitié implique des affinités très électives. Comme l'amour, elle repose sur un choix d'objet qui ne doit pas grand-chose au hasard, mais dont les ressorts, la plupart du temps, échappent à notre conscience.
"Du fait de sa relation avec sa mère, l'enfant connaît l'amour avant de connaître l'amitié, et cette première expérience le guidera toute sa vie, à son insu, dans ses choix amoureux et amicaux" , souligne la psychanalyste Danièle Brun, dont le dernier ouvrage, La Passion dans l'amitié (Ed. Odile Jacob, 2005, 236 p., 21 euros), puise dans la littérature, l'histoire de la psychanalyse et sa propre expérience clinique. De façon plus générale, ajoute-t-elle, les relations en matière d'amitié sont rarement duales, car elles s'appuient "sur les traces oubliées des impressions composites datant de la petite enfance" . Celles des premiers soins (en général dispensés par la mère), de la première figure idéale (le père), des premiers amis avec lesquels ont été partagés les rires, les disputes et les joutes corporelles.
Comme la relation amoureuse, l'amitié serait ainsi, en quelque sorte, une manière de régler ses comptes avec ses amours d'enfant... Corollaire : elle comportera nécessairement sa part d'idéalisation. Un cadeau empoisonné qui peut être mortel. Ou décevoir si fort que plus rien, la désillusion venue, ne sera comme avant.
"On ne sait pas toujours dans le vif des choses que l'amitié comporte un but à atteindre. Mais à partir du moment où l'un des partenaires paraît se soustraire aux exigences, fussent-elles tacites, de l'autre, la relation évolue sur un fond d'amertume" , précise Danièle Brun. La psychanalyste va même jusqu'à soutenir qu'il existe une forme d'amitié "au négatif" , au sens où "elle vient s'échouer sur une demande qui, dès l'origine, paraissait difficile sinon impossible à satisfaire" . Ce que signifiait peut-être à sa manière La Rochefoucauld, qui affirmait que "quelque rare que soit le véritable amour, il l'est encore moins que la véritable amitié" .
Entre ces deux états qui, l'un et l'autre, participent à notre équilibre affectif et psychique, où se nichent donc les différences ? Dans l'union des corps, répondra-t-on. De fait, c'est aux amants, pas aux amis, que revient cette dernière. Mais la sexualité, affirment les psys, affleure aussi dans l'amitié. Entre personnes du même sexe (les tendances homosexuelles, écrivait Freud, constituent "la contribution de l'érotisme à l'amitié" ), et, plus encore sans doute, lorsqu'elles sont de sexe opposé. Les adolescents le savent bien, qui entretiennent avec leur "meilleur (e) ami (e)" de l'autre sexe des "amitiés amoureuses" dans lesquelles s'ébauchent sensations et contacts physiques, sans pour autant que soient envisagées, avec ce (tte) même partenaire, de relations sexuelles ni même de véritable flirt.
Est-ce du fait de cette sexualité latente que les amitiés entre homme et femme restent si minoritaires ? Pour avoir mené, à trente ans d'intervalle (en 1960 et 1990), deux enquêtes fouillées et similaires sur le thème de l'amitié, le psycho-sociologue Jean Maisonneuve, professeur émérite à l'université Paris-X, confirme en tout cas la stabilité de cette tendance. "Pour l'ensemble cumulé des "vives amitiés" déclarées au cours de nos enquêtes, la proportion de personnes du même sexe est très majoritaire (de l'ordre des trois quarts)" , précise-t-il (Psychologie de l'amitié, PUF, 2004, 128 p., 7, 60 euros). Une homophilie qui ne s'est que faiblement réduite ( 5 %) depuis 1960, malgré la généralisation de la mixité. Ce qui montre que "l'évolution des opinions de principe devance très largement celle des conduites effectives" , puisque plus de 80 % des personnes interrogées affirment que l'établissement de liens amicaux entre les deux sexes est tout à fait possible.
Sur ces affinités pour le même sexe, les sujets interrogés s'expliquent par des raisons psychologiques : sentiment de sécurité, d'identification, complicité masculine ou féminine. En amitié, "l'attrait du même l'emporterait de loin sur celui de l'autre sexe, voire le protégerait contre ses sortilèges" , en conclut Jean Maisonneuve. Bien plus que l'amoureux, l'ami est "un autre soi-même" .
Une image de soi qui, parfois, plonge loin ses racines dans le temps, pour faire renaître l'enfant de naguère.
"Mon ami ne donnait jamais d'explications. Il me croyait peut-être semblable à lui. Mais moi, malheureusement, je ne sais pas voir les moutons à travers les caisses. Je suis peut-être un peu comme les grandes personnes. J'ai dû vieillir" : par le biais du Petit Prince, n'est-ce pas à lui-même, enfant, que Saint-Exupéry tente de s'adresser, pour surmonter l'angoisse de sa perdition dans le désert ?
Autre différence majeure : si l'amour peut être à sens unique, l'amitié ne se conçoit que dans le partage et la réciprocité. "Si je vous aime, écrivait Goethe, en quoi cela devrait-il vous concerner ?" L'affirmation, en amitié, perdrait tout son sens. Le psychiatre suisse Ludwig Binswanger (1881-1966), grand ami de Freud, distinguait quant à lui l'amitié de l'amour par l'aspect dual, non fusionnel, de la première. "Une part de chacun est avec l'autre, une part reste avec elle-même, notait-il. Il subsiste un peu d'espace entre mon ami et moi, ce qui nous permet à chacun de nous connaître mieux, l'autre et soi-même." Un espace qui permet au passage un meilleur respect de l'autre, de sa liberté d'action et de ses choix affectifs.
L'amitié, une passion ? Sans doute, mais une passion calme. Possession, fidélité : avec ou sans mariage, l'amour conjugal convie les partenaires à passer un contrat, dont la condition première est l'exclusivité. L'amitié n'a pas ces exigences. La jalousie, certes, peut y tenir sa place, mais elle est le plus souvent mal venue : les enfants protestent lorsque leur "meilleur ami" va jouer avec d'autres, mais ils apprennent vite à composer avec cette réalité. Avant tout et bien plus que l'amour, l'amitié est une union libre.
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