Lors de mon dernier voyage en Pologne deux choses m'ont particulièrement marquée (hormis les découvertes culinaires multiples). Tout d'abord la fréquentation particulièrement assidue des églises, et la conscience aigüe de la souffrance du peuple polonais causée par les guerres. La construction de l'identité polonaise me semblait donc intrinsèquement liée à ces deux dimensions : guerrière et religieuse.
Issue d'une famille athée, j'ai toujours été fascinée par la religion, et notamment par ses églises. Nous avons débuté nos visites à Cracovie un dimanche et, afin de suivre le programme élaboré par mes camarades, il nous a fallu feindre d'assister à la messe pour entrer dans les édifices dont l'intérieur méritait d'être vu. Tout d'abord à la Basilique de Sainte Marie dans la Vieille Ville (Stare Miasto), ensuite plus tard, lorsque nous avons suivi les conseils de notre guide local, et avons visité la superbe église des Franciscains, véritable bijou d'art nouveau. Cet édifice a été, dans les années 20, entièrement repeint de l'intérieur par les étudiants de l'Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Les fresques sont sublimes : florales, colorées et couvertes de motifs variés. Notons également le magnifique vitrail de Stanisław Wyspiański représentant la colère de Dieu, d'une modernité déconcertante. La justesse du choeur, le flamboyant des couleurs, la foule de fidèles (comprenant de nombreux enfants et jeunes) et le splendide de la décoration m'ont présenté la pratique religieuse d'une façon tout à fait neuve. Ma vision de la religion catholique, vieillotte, ennuyeuse, est, je le comprends aujourd'hui, liée à la pratique que j'ai pu observer lors de ma vie et de mes voyages. Le seul souvenir que j'avais (avant de fouler le sol polonais) d'une église pleine à craquer remontait à mon enfance lors d'un séjour en Italie.
Pour caricaturer, disons que les églises belges sont souvent portes closes ou objets de visites guidées. Sans parler des églises françaises, où la conservation du patrimoine culturel freine le maintien du lieu dans une temporalité autre que passée, et où couvrir des fresques à moitié décrépites est une hantise. Les choeurs amateurs (souvent constitués de personnes dépassant la quarantaine) chantent d'une voix mal assurée (hormis sans doute lors des fêtes les plus importantes, dans les églises les plus imposantes, en ville), avec quelques défauts de justesse, les peintures d'époque ne m'inspirent en général que l'impression d'être au musée et me poussent souvent à me demander comment il est possible de consacrer son dimanche matin à la fréquentation de ces lieux sombres. En Pologne au contraire, les églises apparaissent directement comme des lieux de vie, ou plutôt comme des lieux vivants, emplis de chants, de jeunesse, de ferveur, de manifestations intenses de la foi. Les confessionnaux sont utilisés, les fidèles se signent et s'agenouillent, parés de leurs vêtements du dimanche. J'avais presque envie d'en être (tout du moins de m'y attarder) ! Tout à coup je comprenais la force de la religion, la fascination éprouvée dans ces lieux grandioses, à l'acoustique étudiée, au faste et la forte fréquentation. L'envie d'appartenir ou de s'identifier à la communauté catholique prenait sens. Je me suis alors posé des questions. Pourquoi la Pologne est-elle si catholique ? Est-ce un stéréotype que ma courte expérience tend à confirmer ou une réalité nationale ? Le débat sur la révocation du droit à l'avortement pour les femmes victimes de viol battant son plein au moment de notre voyage, ces interrogations étaient essentielles pour mieux comprendre les mentalités dans ce pays inconnu. À deux reprises, j'entendis dire que les Polonais ont surtout pour coutume de montrer ostensiblement leur foi par des signes extérieurs (comme le fait de se signer, ou d'être présent à la messe) mais que les convictions religieuses ne sont pas aussi ancrées que cela dans la vie quotidienne. Malgré donc cette apparente dévotion, les jeunes filles ne se promènent pas toutes en jupes longues ou ne sont pas toutes contre l'avortement. Mais passons au-delà de ces discussions informelles pour mieux comprendre la place de la religion dans le sentiment national polonais.
De par sa situation géographique, la Pologne peut être perçue comme un bastion catholique au milieu d'autres confessions (en raison sans doute de la non-continuité du territoire catholique, situation qui l'oppose par exemple à celle de la France, l'Italie, l'Espagne, etc.) D'un côté la Prusse (plus tard l'Allemagne), protestante, et de l'autre la Russie, orthodoxe, et non-loin (à une certaine époque), les Ottomans musulmans et les Tatares de l'Est. Prise en sandwich entre ces Empires (plus tard, grandes nations), elle a également été pendant longtemps le plus grand foyer de la communauté juive d'Europe (la visite du quartier de Kazimierz donne à ce propos une idée de la proportion de la population citadine de juifs dans les environs de Cracovie avant 1945). Mais la proportion de catholiques en Pologne n'a jamais été si grande qu'après la Seconde Guerre mondiale.
L'épuration ethnique ayant eu lieu durant cette période a en effet fait d'un pays multiculturel (juifs, Ukrainiens, Allemands, etc.) un territoire peuplé presque entièrement de Polonais catholiques. Une première dans l'histoire du pays, qui, au sortir de la guerre, se voit imposé un mode de vie athée et communiste (Davis, 1986, p. 32) !
Le deuxième jour, nous avons justement visité le quartier de Nowa Huta, construit à l'ère communiste pour les ouvriers de l'aciérie toute proche. Nous avons à nouveau visité deux églises. La première était vide (et ancienne), nous avons pu nous y promener sans gêne. J'ai encore une fois été ravie par les fresques florales très colorées qui en ornaient les murs. La boutique accolée à l'édifice donnait une place importante à Jean-Paul II (Karol Wojtyła), pape né en Pologne, et dont le souvenir nous accompagna tout au long du voyage. Nous comprendrons plus tard pourquoi cette personnalité catholique jouit d'une aura si forte à travers le pays. Nous avons par contre à nouveau perturbé l'office dans la seconde église, elle aussi affublée d'un hommage à Jean-Paul II, immortalisé en une statue à l'entrée du lieu. Connue sous le nom d'« Arche du Seigneur », d'un tout autre genre, moderne, immense, cette église fut construite par les habitants des environs. Pendant vingt ans, les ouvriers de Nowa Huta, sur leur temps libre, l'ont financée et construite sans aucun soutien du régime communiste, qui, comme on le sait, était opposé à toute forme de pratique religieuse (Davis, 1986, p. 32, 33). Les vitraux intérieurs représentant le chemin de croix du Christ sont d'ailleurs réalisés dans un style tout à fait surprenant puisque le décor ne montre pas du tout Jérusalem mais bien la Pologne, et les personnages représentés ressemblent également à des ouvriers. La ferveur des habitants de Nowa Huta s'est donc transformée en cet immense édifice, fait de galets, et dont la forme d'arche n'est pas sans rappeler la fonction de refuge. Mais pourquoi se réfugier dans la religion ? Dans les églises ? Pourquoi ce symbole n'est-il pas anodin ?
Après la Seconde Guerre mondiale, la population polonaise, encore baignée dans la souffrance des conflits chercha sans doute une consolation dans la religion. L'issue de cette guerre, dont l'indépendance de la Pologne était le point de départ, était pour le peuple une désillusion. Les conflits pour l'indépendance durèrent jusqu'en 1947 et elle ne fut pas obtenue puisque les années qui suivirent furent marquées par la domination soviétique (Davis, 1986, p. 31).
Le régime communiste n'osa pas supprimer l'Église (ni la paysannerie) ce qui en fit le seul pays de l'Union Soviétique doté d'une Église indépendante. Elle a été exclue des médias et des écoles mais est restée libre d'entretenir des relations avec le Vatican. En 1950, cependant, on assiste à des arrestations massives de prêtres et à la confiscation des biens du clergé (Davis, 1986, p. 29). Durant cette période, les travailleurs indépendants sont maraîchers, horlogers, artistes, mais ils sont peu nombreux. En dehors de cela, pour ne pas être ouvriers, il n'y a que l'entrée dans les ordres ou l'agriculture comme alternative (Davis, 1986, p. 77).
La nomination de Jean-Paul II en 1978 est sans doute une magnifique stratégie du Vatican, qui par la sincérité et la spontanéité de l'autorité papale sur les Polonais, renforce le sentiment d'illégitimité du régime communiste en place, aux relents d'hypocrisie et de pluralisme factice. Cet évènement marqua à jamais la population, qui tira de cela un sentiment d'unité face au pouvoir en place, brisant l'anxiété collective et revigorant l'esprit de résistance polonais (Davis, 1986, p. 37 et 38). L'Église prêcha cependant la voie de la souffrance spirituelle plutôt que celle de la revanche (Davis, 1986, p. 76). Lech Wałęsa, figure de proue de Solidarnośc, s'affichait d'ailleurs ouvertement comme catholique (Davis, 1986, p. 80). Ce mouvement non-violent désarmé, jouit aujourd'hui encore d'une aura de martyre héroïque, dans le sens le plus chrétien du terme. C'est sans doute de cette attitude de refus de la violence, apanage de l'oppresseur soviétique, et d'affirmation du pluralisme, que « découle son impérissable victoire morale » (Davis, 1956, p. 40).
Une autre interprétation de l'attachement des Polonais au catholicisme peut se faire à travers la place importante de la littérature romantique de l'émigration polonaise au XIXe siècle. Le mouvement littéraire du positivisme communiste était d'ailleurs farouchement opposé au patriotisme romantique (Davis, 1956, p.70). Privé de patrie, le patriotisme était devenu à l'époque romantique le fer de lance des écrivains polonais en France. « Le thème de la survie par la culture et de la supériorité des vaincus dans ce domaine devint central. » (Beauvois, 2009, p. 4) La répression culturelle de la Russie envers la Pologne (notamment dans l'enseignement de l'histoire et du récit national) était forte à l'intérieur de l'ancien royaume, mais elle s'est avérée impossible à réprimer chez les émigrés polonais en France qui, dans une « fièvre romantique » (Beauvois, 2009, p. 11), mêlèrent les faits historiques aux légendes et produisirent, à partir d'un « récit national polonais », quantité de poèmes, de romans, et de pièces de théâtre à la gloire de la patrie perdue, véritable « Christ des Nations » (Beauvois, 2009, p.12). On retiendra ici surtout le nom d'Adam Mickievicz, auteur des Livres du pèlerinage polonais (écrits dans un style biblique), qui devança ainsi l'action de l'Église dans l'assimilation de la Pologne au catholicisme (Beauvois, 2009, p.12). À la veille de la Première Guerre mondiale, les jeunes intellectuels polonais ne s'appliquaient pas à étudier l'historiographie de la nation mais bien les chantres du patriotisme du XIXe siècle. L'historien le plus en vue de l'époque était sans nul doute Szymon Askenazy, qui donna une place de choix à l'histoire militaire et à la lutte armée pour la renaissance de la patrie.
J'en viens ici à ma seconde impression marquante quant à la construction du sentiment national polonais. Il est vite apparu que la guerre, la résistance, la mémoire des héros, des morts, est au centre de bon nombre de lieux touristiques et de musées. Il est vrai que se plonger dans l'histoire de la Pologne c'est aussi se plonger dans une histoire de guerres, de combats, de morts, de prisonniers politiques - à ce propos, notre visite de la prison nous a donné une vague idée, déjà très glauque, des conditions d'enfermement des prisonniers à l'époque communiste. Il n'est pas étonnant dès lors que la souffrance liée aux pertes humaines, au manque de droits et de libertés, engendrée par les guerres et les occupations militaires, soit encore vive dans les mémoires.
Avec 18 % de sa population tuée et presque toutes les villes du pays à reconstruire à l'exception de Cracovie, la Pologne est sans doute le pays qui subit le plus de pertes durant la Seconde Guerre mondiale (Davis, 1986, p. 86). Le pays semble en effet très attaché à son histoire de victime (de martyre). Mais pas uniquement de manière passive puisque les thèmes proscrits durant la période communiste (Katyn, l'Armée de l'Intérieur, l'insurrection de Varsovie, la place des alliés Américains et Britanniques), qui ressurgissent aujourd'hui, magnifient la résistance polonaise face aux oppresseurs. Maintenus dans le silence et absents du discours historique pendant trop longtemps, ces sujets ressortent ensuite de façon très marquée dans les musées et les monuments historiques, sans doute pour ré-équilibrer la version amputée de l'histoire (mais surtout l'assujettissement factice des mémoires) voulue par le régime communiste en place jusqu'à la chute du mur. « L'effet sur la conscience nationale de cette privation drastique a été celui d'un traumatisme prolongé » (Davis, 1986, p. 129).
Et là, tout commence à s'éclairer. L'attachement des Polonais à leur appartenance religieuse est à ce point marquée car elle est symbole de résistance (Davis, p. 20) et de pluralisme face au système du parti unique (Michel, 2011, p. 76 et 77). Mais si la posture de victime du peuple polonais nous a été très fortement montrée lors de notre visite au Musée de l’Armée de l’Intérieur (Muzeum AK), la posture de la résistance farouche le fut également. À Cracovie, à Markowa, au Musée de l’Insurrection de Varsovie, partout se trouvent des monuments, des plaques (il existe à ce propos, un court-métrage d'Henri Hérré, War Saw, datant de 2012) sur la présence (banalisée) de ces plaques à Varsovie), ou d'autres façons de commémorer le combat mené par le peuple pour s'affranchir de l'oppresseur (qu'il soit Prussien ou Russe, Stalinien ou Nazi). C'est dès lors aussi par esprit de contradiction et de résistance que les polonais s'identifièrent au catholicisme, par refus d'un régime athée imposé par la force militaire et la violence.
Peut-on cependant espérer que la Pologne s'identifie à son présent, sa jeunesse, ou même son avenir ? La mémoire de la souffrance pourra-t-elle être dépassée pour faire place à une histoire plus globale du pays et un regard plus distancé sur le passé ? Est-il possible de sortir de ces références à la résistance, la guerre et l'oppression, constitutives de l'identité nationale, pour se tourner vers un sentiment identitaire plus inscrit dans le présent ?
Dans la très dynamique Varsovie, un projet d'institut pour la paix, intitulé « Disarming Culture » était présenté lors de notre séjour et nous en avons profité pour, à nouveau, suivre notre guide à cette inauguration. Le projet est le fruit du travail de deux artistes, Krzysztof Wodiczko et Jarosław Kozakiewicz, et a été imaginé sous la place où se trouve actuellement le monument au soldat inconnu, un « arc de triomphe », et où se déroulent de nombreuses commémorations officielles, aux morts, patriotiques, et empruntes de souffrance nationale. Le projet comporte un volet architectural voué à faire de ce lieu de passage un lieu de vie, où se rencontrer et s'arrêter un moment, mais aussi un volet artistique, s'élevant contre la glorification de la guerre et de l'armement à travers la culture, vecteur d'idéologies comme la résistance, le sacrifice pour la patrie ou la victoire militaire. L'ouverture et le pluralisme sont vus comme les moyens de décloisonner cette mémoire nationale emprisonnée dans une forme symbolique de souffrance et d'oppression (et donc vecteur de repli identitaire).
Le catholicisme est quant à lui de plus en plus vécu comme une culture et une tradition. Les grands rites de passages continuent de se faire dans les Églises, mais les positions officielles sont de plus en plus remises en question par une frange importante de la population, et notamment sa jeunesse. La Pologne est en quelque sorte peuplée en partie par des non-croyants pratiquants (Michel, 2011, p. 79) (cela ressemble à la situation de nombreux Juifs, non-croyants, mais pour qui les rites et les traditions sont constitutifs de leur identité), pour qui les rituels et les fêtes sont plus importants que le respect des valeurs imposées par la hiérarchie romaine ou la messe dominicale. Une identité, à mon sens, se construit en fonction de ce qui est attaqué (cf. Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Grasset, Paris, 1998). C'est l'autre qui, en interdisant, en discriminant, en cherchant à faire disparaître une langue, une culture, une foi, ou même toute une nation, forge les identités. Le repli identitaire est d'ailleurs propre aux personnes dont la langue, la religion ou la culture se trouve menacée.
La disparition de l'unanimisme politique durant le communisme a sans doute, depuis une vingtaine d'années, et progressivement, entraîné la disparition de l'unité spontanée des Polonais derrière leur Église. (Michel, 2011, p. 78). Le pluralisme maintenu grâce à elle pendant la période communiste et le relativisme qu'elle a porté sont aujourd'hui encore présents. Voilà pourquoi l'instrumentalisation de la religion par les médias ou les politiques n'a pas tant de prise qu'il n'y parait sur la population polonaise, malgré les multiples tentatives (Michel, 2011). Ce qu'on peut croire c'est que l'Église polonaise ne survivra pas aux années de liberté et de démocratie en se murant derrière un fondamentalisme autoritaire ou exclusif. Car s'il y a bien une composante moderne du sentiment d'appartenance des Polonais qui ressort au contact de la jeunesse et de la vie artistique, c'est la volonté d'échapper à toute forme de régime totalisant.
• Daniel Beauvois, « La conscience historique polonaise au XIXe. Entre mythographie et historiographie », Histoire de l'éducation [En ligne], 2000/86, mis en ligne le 03 février 2009, consulté le 30 septembre 2016, URL : http://histoire-education.revues.org/939.
• Norman Davis, Histoire de la Pologne, Fayard, Paris, 1986, 544 pp.
• Patrick Michel, « Les réemplois politiques du stéréotype "Polonais = catholique" et leur limite dans la Polgne postcommuniste », Critique Internationale, Presses de Sciences Po, 2011/12 (n°51), p. 75-91.
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